jeudi 22 septembre 2011

Monnaie : la théorie du tout


Pour mesurer le poids, et donc calculer la valeur d'un cageot rempli de légumes, nous regardons les chiffres que la balance nous indique. Les chiffres représentent le poids des légumes, et nous permettent de mesurer la valeur du panier rempli. Les chiffres sont le symbole immatériel de la valeur des légumes, et tout le monde est d'accord pour utiliser la même unité de mesure, ici les grammes et les kilogrammes.

De même, pour mesurer la valeur des biens et des services que nous voulons acheter, vendre ou échanger, nous avons besoin d'une unité de mesure commune, de chiffres. Nous avons donc créé la monnaie, avec comme unité de mesure commune en ce moment les euros et les centimes d'euros (en Europe). Ainsi tout le monde peut se mettre d'accord pour attribuer une valeur mesurable à chaque chose. La monnaie est donc le symbole immatériel qui nous sert à mesurer la valeur des biens ou des services que nous voulons échanger.
Dans la valeur de ces choses, il y a bien sûr la valeur des matières premières qui ont été utilisées pour les fabriquer, mais il y a aussi la valeur du temps de travail que cette fabrication a demandé. Ces valeurs sont relatives, elles dépendent de l'endroit où l'on se trouve dans le temps et dans l'espace, et d'un accord mutuel entre les gens. C'est le prix de chaque chose qui exprime la valeur de tout ça, et le prix est exprimé en unités monétaires, en chiffres.


Fruits et légumes


Parfois, pour matérialiser les chiffres, on utilise des bouts de papier, des billets ; mais le plus souvent, les chiffres restent immatériels sur un écran ou dans une carte à puce.
La monnaie est donc un moyen de mesurer la valeur des choses, de tenir nos comptes et de savoir où on en est les uns par rapport aux autres. C'est ce qui nous permet d'échanger les choses que nous produisons contre d'autres choses que d'autres gens produisent, c'est donc un intermédiaire d'échange.
Sans monnaie, je serais obligé d'échanger mes pommes contre ton blé, ou mon cours de théâtre contre ton cours de maths, ou ma voiture contre ton canapé et ton armoire. Ce serait compliqué. La monnaie facilite tout ça et nous permet d'échanger tout contre tout.

Par ailleurs, on peut aussi mettre de la monnaie de côté pour s'en servir plus tard, c'est-à-dire épargner. Dans ce cas, la monnaie, qui était jusque-là un simple instrument de mesure, devient une réserve de valeur. On peut la garder sans l'échanger. On l'échangera plus tard, quand on voudra. En attendant, cette monnaie est toujours le symbole immatériel de la valeur des choses qu'elle a mesuré avant, ou des choses qu'elle permettra d'acheter plus tard. Quand on la garde, quand on la thésaurise, la monnaie hérite donc d'un nouveau rôle, celui de réserve de valeur. Mais elle n'a toujours pas de valeur en elle-même. Si un bien ou un service perd de la valeur (parce que personne n'en a plus besoin) ou gagne de la valeur (parce que tout le monde en veut), la monnaie le reflètera en temps réel. D'un seul coup, il faudra de plus en plus de monnaie pour acheter un litre d'essence, ou de moins en moins pour acheter une cassette VHS. Tout change tout le temps.
En tous cas, on a tout le temps besoin de monnaie pour comptabiliser ce qu'on a vendu et ce qu'on a acheté et pour faire nos échanges. Si on n'en a pas, on ne peut rien acheter et on ne peut rien vendre. C'est alors la faillite générale. Si tout le monde crée de plus en plus de choses à échanger, il faudra de plus en plus de monnaie. Si on manque du moyen d'échange, on ne peut plus échanger. Il peut très bien y avoir plein de choses dans les magasins, si on n'a plus d'unités de compte pour acheter ces choses, les vendre ou les échanger, on crève de faim devant une vitrine pleine. C'est la crise.

Pour bien faire, il faudrait qu'il y ait toujours assez de monnaie par rapport à l'ensemble de tout ce qui est disponible, par rapport à tout ce qui est à vendre, à acheter ou à échanger. Il faudrait calculer en permanence le total de tous les prix de tout, et que la quantité de monnaie en circulation soit égale à ce total. Il faudrait qu'à chaque fois que quelqu'un crée quelque chose de nouveau, un produit ou un service nouveau, chacun reçoive quelques unités en plus pour pouvoir acheter ou échanger ces nouveaux produits ou services. Si tout le monde reçoit pareil, personne n'est lésé et le commerce s'agrandit. Tout va bien.
Malheureusement aujourd'hui, ça ne se passe pas comme ça.
Les bouts de papier et les chiffres ne sont pas donnés gratuitement et équitablement à tout le monde. Ils sont créés d'une seule façon : quand quelqu'un les emprunte…

En général, quand on emprunte, c'est parce qu'on veut acquérir quelque chose tout de suite, alors qu'on n'en a pas encore les moyens. On est pressé, impatient. Si quelqu'un se présente et nous dit : "Je te donne de l'argent pour acheter ce que tu veux, et tu me le rendras plus tard", on est forcément tenté. On ne se rend pas toujours compte qu'il va bien falloir payer tôt ou tard en produisant quelque chose à son tour, donc en travaillant. C'est un peu comme demander une avance le quinze du mois. Il faudra toujours travailler jusqu'au trente…
En retour de cet argent d'avance, on s'engage aussi à rembourser PLUS que la valeur de ce qu'on achète, forcément. Parce que celui qui prête les sous a peur de ne pas être remboursé.

Alors là, il faut bien faire une distinction :
Si l'argent avancé à l'emprunteur provient de l'épargne de quelqu'un qui les a mis de côté, tout va bien. L'argent existe, je te le prête, tu me rendras un peu plus pour compenser le risque que je prends si jamais tu ne me rembourses pas.
Mais les problèmes commencent quand on emprunte à une banque, parce que la banque ne prête pas de l'argent qui existe !… La banque ne "prête" pas d'argent du tout. Pardon ?… Oui…


Quand vous entrez dans une banque pour demander un prêt, l'argent de votre futur prêt n'existe pas encore. L'argent de votre futur prêt n'existe même pas du tout.
Quand vous ressortez de la banque avec l'argent du prêt sur votre compte, que vous êtes tout content parce que vous allez pouvoir vous acheter votre belle voiture ou votre canapé ou votre appartement, personne n'a moins d'argent qu'avant. Vous avez plus d'argent, mais personne n'en a moins. Aucun compte n'a diminué nulle part, personne ne vous a rien prêté !
La banque ne prête pas de l'argent qui existe déjà, qui serait l'épargne de quelqu'un. La banque crée des chiffres sur un écran, qui n'existaient pas avant, et elle vous les donne en échange de votre engagement à rembourser. La banque n'a pas travaillé pour obtenir cet argent. La banque n'a pas épargné, la banque n'a pas thésaurisé. La banque a fabriqué du nouvel argent avec quelques écritures sur un clavier, et hop !
La banque crée de l'argent pour vous, sur votre demande. En réalité, c'est vous qui, en engageant votre futur travail, en apportant en gage votre future production, signez avec la banque un pacte qui l'autorise à créer votre richesse immédiatement en prenant en gage le futur travail de votre temps de vie.

Gérard Philipe et Michel Simon dans "La beauté du diable"

Comment cela est-il possible, et comment se fait-il que personne ne se soit offusqué de cette pratique ? Parce qu'il y a une confusion, une ambiguïté fondamentale dans la nature même de la monnaie.
La monnaie est à la fois une unité de mesure sans valeur qui permet de donner un prix à la valeur des choses (comme le kilo qui mesure le poids des légumes) et en même temps, c'est un moyen de conserver dans le temps, sous forme de symbole, la valeur de ces choses, de conserver la valeur des matières et du travail qui constituent ces choses pour s'en resservir plus tard, de thésauriser maintenant pour échanger demain. C'est à la fois A et B.
Dans le premier cas, la monnaie n'a aucune valeur, tout le monde y a droit, et il suffirait de conserver une équivalence entre le total des biens disponibles et le total de monnaie en circulation pour connaître une expansion régulière égale à l'expansion des nouveaux biens et services créés. (Et il suffirait alors de créer la monnaie nouvelle en la distribuant à parts égales dans le temps et dans l'espace sous forme d'une somme régulière identique pour chacun, par exemple un "dividende universel")
Dans le second cas, la monnaie est un bien, certes symbolique, mais qui représente des ressources accumulées bien réelles et du travail cristallisé. Et dans ce cas, il est normal d'avoir peur de le perdre en le prêtant et donc de demander PLUS en remboursement.

Le système bancaire actuel crée de la monnaie A, et s'en sert comme si c'était de la monnaie B.

Il y a quelqu'un, un jour, quelque part, qui a pris conscience, après certainement de bien longues réflexions, de cette ambiguité fondamentale, et qui s'est dit que l'on devait pouvoir s'en servir habilement sans que personne ne remarque quoi que ce soit avant longtemps. Cette personne a tenté le coup : créer de la monnaie sans valeur, simple système de mesure, avec des bouts de papier et des chiffres, et demander un intérêt comme si c'était de la monnaie thésaurisée ayant la valeur symbolique des biens qu'elle permettrait d'acheter…

Tout est là, dans cette idée de génie, très risquée, mais qui perdure sans le moindre souci depuis des centaines et des centaines d'années : confondre les deux fonctions de la monnaie. Entretenir la confusion entre la monnaie qui ne vaut rien et la monnaie représentation de valeur. Utiliser la première pour créer des chiffres, tout en utilisant la seconde pour s'enrichir en dormant.
C'était très fort, très risqué. Les premiers humains (sans doute les "orfèvres", avec leurs coffres pleins de l'or des autres, qui les premiers ont eu le cran de distribuer du papier sans valeur représentant la valeur bien réelle de cet or, et ont osé demander un intérêt sur ces bouts de papier), les premiers humains qui ont tenté cette extraordinaire expérience ont sûrement eu bien des angoisses et des nuits sans sommeil, au début. Et puis, sans doute avec un certain étonnement, ils se sont aperçus que ça marchait…
Et ça marche encore aujourd'hui… peut-être plus pour très longtemps…

;^)






Gérard Foucher
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vendredi 16 septembre 2011

Le Monopole.


Mais qu'est-ce que c'est que cette tendance totalement humaine a vouloir être tout seul sur un bon coup ?…

Comme disait le père Rockefeller (John D.) au plus fort de la croissance de sa petite entreprise (Standard Oil), "Competition is a sin". La concurrence est un péché.


John Davison Rockefeller,
l'homme le plus riche de tous les temps

Alors pourquoi, du plus faible au plus fort, pourquoi donc tout le monde veut gagner ?
La réponse est dans la question, je crois bien.

Dans une de mes vies antérieures, j'ai passé un certain temps dans les rues, sur les trottoirs. J'étais comme on dit en anglais, "street vendor", vendeur des rues, et je me souviens d'un jour assez particulier, c'était à Rennes et je vendais des fils à scoubidous, vous savez, ces petits spaghettis de plastique multicolores qui servent à fabriquer ces petits objets magnifiques, les "scoubidous", après maint laçage et tricotage régulier, un passe-temps idéal pour avoir des enfants sages et des adultes amusés. Bref, j'avais très habilement et artistiquement disposé mes bottes de fils dans un joli landau récupéré chez Emmaüs. L'histoire du landau, c'est pour, dans l'idéal, pouvoir se déplacer d'une rue à l'autre en douceur, et au nez et à la barbe de la maréchaussée qui, comme chacun sait, a toujours été férue de chasse aux indépendants des rues.


Vendeur des rues - USA 1923

Bref, je déballais ma marchandise, ou plutôt je disposais mon landau, devant les passants ébahis, sur les marchés, sur les places et les trottoirs de Bretagne, à cette époque. Et donc, un certain jour que ma mémoire retient encore parfaitement aujourd'hui, j'étais là, à un coin de rue très passant, un samedi après-midi, c'était au printemps et l'air était vif, mais les clients nombreux, le samedi étant par tradition le jour de sortie et des achats dans cette bonne ville.
Et là, voilà-t-y pas que là, juste en face de moi, à une vingtaine de mètres de l'autre côté de la large rue piétonne où je croyais avoir le monopole de la vente de "fils à scoubidous", se pointe un mec, genre "voyageur" (les initiés comprendront) avec une poussette à commissions à roulettes de mamie (à la poussette les roulettes, pas à la mamie)… pleine de "fils à scoubidous" !
Et il s'installe, là, à vingt mètres en face de moi, au même carrefour. Il faut savoir que la ville de Rennes, un samedi, est remplie de bout en bout de passants, d'acheteurs potentiels, de "clients", et que donc il aurait pu se mettre n'importe où ailleurs.
Le dialogue qui suivit entre lui et moi m'échappe, mais le fait est que je vins à sa hauteur - ce qui déjà pouvait à l'époque être considéré comme un acte d'agression entre camelots irrités - et que je lui communiquai mes sentiments, à savoir, que la ville était immense, et qu'il pourrait tout aussi bien se placer à un autre carrefour tout aussi passant, pourquoi pas, qu'il aurait autant de chance de faire une bonne, ou même très bonne journée, et que je venais d'arriver et que j'étais là juste avant lui et que donc, ne serait-ce que par politesse et respect, il pouvait aller… AILLEURS !
La discussion s'envenima très vite devant ce que j'interprétai à l'époque comme de la tête de bois bretonne, mâtinée qui plus est de fierté manouche. Je retournai dans mon coin la tête basse et le coeur lourd.
Inutile de vous dire que la journée fut tendue. Nous étions face à face, à portée de regard. Chaque client qui allait chez l'un aurait pu tout aussi bien aller chez l'autre, et était donc perdu pour l'un de nous. Je vivais avec horreur l'intrusion d'un concurrent indésiré sur un marché que je voulais contrôler !!! C'est affreux, je peux vous le dire.
Cette journée bien mal commencée ne se finit pas mal, mais ce fut moins une, comme on dit. Le soir tombant, la tension monta, il fit plusieurs aller-retours entre sa poussette et mon landau, les yeux chargés de menaces et le verbe de plus en plus violent. C'était lui maintenant qui voulait que je parte, et comme il avait l'intention de revenir ici tous les samedis, que je ne revienne jamais ! Il me provoqua en duel - je ne vois pas d'autre mot - avec des mots du genre : "Tu me suis, j'ai un Mercédès, je connais un coin tranquille, et là, on discute."
Je remballai mon landau, mes fils, rejoignis mon camion… et ne revins jamais. Ni au rendez-vous, ni au carrefour maudit.

Cette petite histoire en dit long sur nos désirs et nos craintes, non ?
Encore un paradoxe de la nature humaine… On veut maîtriser la situation, être seul, et voici qu'un confrère se présente, et là, aussitôt, on veut l'éliminer… Cela ressemble bien à un réflexe de survie, non ? Je dirais même à une sorte de jalousie… Freud serait vivant, nul doute qu'il nous pondrait une belle théorie anale sur la rétention d'information, la lutte pour l'unicité du point de vue et de l'exploitation des ressources, et donc le "désir de monopole"…
C'est sexuel tout ça, c'est sûr, non ?…



Angelo Bronzino, Les triomphes de Vénus. Détail : la Jalousie



Gérard Foucher
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